jeudi 5 juin 2008

Y'en a tu dans vos familles?

Il y a des choses que l'être humain saisit mal dans le détail. Il comprend l'essentiel, mais ne lui demandez surtout pas d'entrer dans le vif du sujet, il ferait un court-circuit neuronal. Des exemples? L'impôt, la géopolitique du Moyen-Orient, la crise alimentaire.

Un autre: la procréation.

Ainsi donc, comme dirait le quidam, l'annonce d'une arrivée imminente de deux nouveaux êtres dans ce monde suscite souvent la même question: y'a tu des jumeaux dans vos familles? L'usage de l'adjectif possessif "vos", je me sens presque niaiseux de le dire, traduit une profonde incompréhension du phénomène.

Et si, par exemple, je répondais: "Ouein, du bord de mon père, il y a trois paires de jumeaux pis deux paires de triplets! Mais du côté de ma blonde, eh! Rien du tout! C'est fou hein? Donc bref, moi aussi je vais avoir des jumeaux..." Les gens verraient-ils l'illogisme? Certains, probablement pas.

Pas compliqué: si c'est des jumeaux, soit que l'embryon s'est divisé en deux très tôt dans le processus, soit que la fille a produit deux ovules et qu'ils ont chacun été fécondés par un spermatozoïde différent. LE GARS N'A RIEN À VOIR.

Mais à entendre les questions qui me sont balancées, on croirait que la chose se transmet de génération en génération, d'un côté ou de l'autre de l'arbre généalogique, comme une sorte de maladie qui sème le bonheur.

Je pense du coup à d'autres incompréhensions collectives, d'autres légendes urbaines et mythes absolument incongrus... Ne vous baignez pas après avoir mangé, vous aurez des crampes. Si vous approchez un pissenlit de votre menton et que votre peau prend un aspect jaunâtre, vous faites souvent pipi au lit. L'être humain n'utilise en réalité que 10 % de son cerveau, etc.

Quand même, je les regarde dans les yeux et je leur donne la seule réponse scientifiquement valable: "Oui, du côté de ma blonde."

Le deux poids, deux mesures

C'est fait. Il y a quelques semaines déjà, j'ai annoncé à mes supérieurs et à mes collègues que ma blonde est enceinte. "Bravo bravo", "Félicitations...", "Des jumeaux? Oh pauvre toi!", etc.

Un des patrons haut-placé dont le travail est de "gérer" le personnel -- ce qu'il fait plutôt mal, mais que voulez-vous, on n'a pas tous le don d'interagir chaleureusement avec d'autres êtres humains -- ne m'a pas félicité IMMÉDIATEMENT, comme ce fut le cas avec les autres. Ça lui a pris cinq ou six secondes, après un silence que j'ai noté bien méticuleusement. Dans sa tête, j'ai vu tout de suite qu'il pensait au casse-tête que le congé allait créer pour lui.

Sachez que du coup, j'ai mis les cartes sur la table: voici, chers patrons, ce que la loi prévoit, et voici le congé que j'entends prendre. J'ignore comment ça se passe en France, mais au Québec, une loi adoptée en 2006 permet au couple de se partager un an de congé parental, comme bon lui semble. C'est génial. C'est le genre de chose qui donne aux gens de gauche l'impression que tout n'est pas perdu en ce bas monde de cash et de conneries. Alors je prends plusieurs, plusieurs, plusieurs mois.

Depuis quelques années au Québec, on vit une sorte de mini-mini-baby-boom. Rien de majeur, mais dans les milieux de travail, les congés de maternité se sont multipliés. Y compris le mien. Les filles partent pour un an, systématiquement. Les gars, deux ou trois mois. Et les patrons ne disent rien. Ils n'ont pas intérêt à sourciller; ils se feraient lyncher, tout simplement.

Mais étrangement, pendant quelques jours je me suis senti coupable. Personne n'est irremplaçable, mais quand même, un long congé de ma part va plonger mes collègues dans la merde. Jusqu'aux genoux, disons. C'est ce que je me disais. Jusqu'à ce que je revienne à la raison: si mes collègues féminines partent un an, pourquoi est-ce que je ne pourrais pas partir six mois?

Et je me suis trouvé tellement niaiseux de m'être senti coupable, vous n'avez pas idée.